Petit-fils de Nicolas DEBUICHE et de Marie Hélène SALLÉ, fils de Nicolas , couvreur de tuiles, et de Jeanne GOUY, Charles François Joseph naît le 12 juin 1746 à Blangy-sur-Ternoise . Il se marie à Teneur, un petit village voisin, en 1768 avec Marie Marguerite DUHAUTOIT, la fille d'un modeste ménager. Le couple s'intalle provisoirement à Crépy, hameau de Teneur, où naîtra leur fille aînée en avril 1769. Sur l'acte de baptême, Charles est dit manouvrier, c'est-à-dire un homme sans biens propres qui loue la force de ses bras. Quand leur fille décède à Crépy en 1772, Charles est peigneur de laine ; le couple habite désormais dans la paroisse de Blangy. En 1771, à Blangy, à la naissance de son deuxième enfant, notre ancêtre Pierre Joseph Bernard , Charles est propriétaire, ce qui ne manque pas de nous surprendre. Les quatre derniers enfants seront aussi blangiacquois: Pierre François Joseph né en 1774, Célestin Joseph en 1776, Marie Anne Joseph en 1779, et Alexis François Magloire en 1782. Sur les actes de 1774 et 1776, Charles se déclare ménager. Et là, tout s'éclaire: il fait partie de ces innombrables petits propriétaires, à la tête de 5 à 10 hectares, obligés pour vivre d'avoir un complément de ressources, comme le peignage de laine qui consiste à débarrasser la matière de ses impuretés avant le filage . Marie Marguerite, sa femme, est elle-même fileuse. Sur l'acte de naissance de Marie Anne en 1779, Charles est une nouvelle fois peigneur de laine . En 1782, à la naissance d'Alexis Magloire, il est manouvrier. Les petits propriétaires paysans comme lui prêtaient à l'occasion leurs bras aux gros fermiers. (Les campagnes en France au XVIè, XVIIè, XVIIIè siècles, B. Garnot, Ophrys, 1998). En 1789, au décès de son frère Antoine, tonnelier à Incourt, je relève encore la profession de peigneur de laine.
La dernière trace que j'ai trouvée de lui à Blangy, c'est sa signature , d'une écriture penchée et bien appuyée, au bas de l'acte de décès de sa mère, Jeanne GOUY, le 21 mars 1792. L'acte de mariage en 1809 de sa fille Marie Anne , qui mourra presque centenaire, le déclare décédé à St-Omer sans plus de précisions.
Longtemps, je me suis demandé pourquoi ce petit propriétaire-peigneur de laine s'était rendu à St-Omer , une ville avec laquelle la famille n'entretenait pas de liens particuliers. Y avait-il été attiré par la période, pris soudain d'une fièvre révolutionnaire? Peut-être avait-il été raccourci au cours d'un épisode sanglant? Je profitais de la publication d'un historien audomarois sur le sujet pour poser, il y a quelques décennies, la question fatidique: « Dans la liste des guillotinés que vous avez étudiés, avez-vous recensé le nom DEBUICHE? » L'érudit m'avait affirmé qu'il n'en était rien. Je respirais!
Il a fallu la création de notre association en 2002 pour que je reprenne la quête de cet ancêtre direct. Et en avril 2004, une rapide consultation de l'état civil audomarois aux Archives d'Arras n'a rien donné. Je n'étais pas loin de penser que l'indication de décès sans date à St-Omer dans l'acte de mariage de sa fille n'était pas fiable, puisque l'usage voulait depuis l'instauration de l'état civil que l'Officier donnât avec soin sur un tel acte les mentions complètes de décès des ascendants. Après tout, je pouvais penser que l'acte de décès de Charles avait peut-être été recherché en vain à l'époque. J'en arrivais à la conclusion que la mention de St-Omer était inexacte, confondue avec une commune limitrophe, ce qui allait compliquer une future recherche .
En désespoir de cause, de retour aux Alliès, je me suis cependant décidé à écrire à la Bibliothèque d'Agglomération de St-Omer que m'avait recommandée un chercheur, louant son zèle pour l'aide apportée en matière d'actes notariés. Mais je restais persuadé qu'une demande aussi vague: décès de Charles DEBUICHE entre 1792 et 1809, me vaudrait la réponse quasiment sempiternelle: « Les registres d'état civil de plus de cent ans sont consultables au service des archives municipales ouvert au public du lundi au vendredi » etc...à moins que je ne tombe sur une association généalogique en mal d'influence qui souffle aux Mairies de renvoyer le demandeur à leur propre organisation, décrétant ainsi: « Cette activité n'est pas la priorité ni la mission des personnels des services de l'état civil qui doivent d'abord répondre aux citoyens de leur commune » etc...
Bref, j'écris malgré tout, et, le 4 mai 2004, je reçois une lettre du Conservateur en Chef de la Bibliothèque, Mme LE MANER, m'invitant immanquablement à lui rendre visite, du mardi au samedi, vous connaissez la suite... Mais elle consent à lever un petit coin du voile: elle a retrouvé dans les tables décennales un certain Charles DUBUIS, décédé en 1794 à St-Omer. Et d'ajouter: « Peut-être s'agit-il de l'ancêtre que vous recherchez car ce dernier est dit domicilié à Blangy, district de St-Pol, et travaillait à Blendecques, âgé de 51 ans, époux de Marie Marguerite DUAUTOIT .»
En dépit d'informations lacunaires, c'était sûr, je tenais bien notre Charles DEBUICHE: les références à Blangy, au nom de l'épouse, à l'âge même, certes approximatif mais c'est souvent la règle dans la période qui nous occupe, tout coïncide. Je reste confondu néanmoins par le changement de nom de famille: les témoins sont capables de citer le nom de l'épouse, mais notre patronyme est estropié, à tel point que lors de nos recherches aux Archives départementales d'Arras nous avions été incapables , Marylène et moi, de le repérer! Il aurait fallu être plus vigilants, ne pas oublier qu'à Blangy même où le nom est archiconnu, en plein XIXè siècle, le nom est encore parfois écrit DUBUICHE. Aux XVIIè et XVIIIè siècles, DEBUISSE, sans être fréquent, se rencontre plusieurs fois. D'ailleurs, Charles signe son acte de mariage DE BUICHE, mais François DEBUICHE, sur le même acte et tout à côté de son propre cousin signe, lui, François DE BUISSE! Et reprenant l'acte de décès de Jeanne Gouy, je constate que Charles est appelé BUICHE dans l'acte et qu'il signe comme je l'ai dit DEBUICHE .
La quête aboutit en partie, mais je reprends la plume pour en savoir plus sur le quantième et le mois de décès, ainsi que sur la profession. Et une semaine plus tard, Mme le Conservateur me lâche quelques précisions supplémentaires: « le vingt neuf frimaire, troisième année républicaine » Charles DUBUIS a été retrouvé « noyé dans le fossé de la mi-lune, etc... » Pour en savoir plus, elle me conseille de me rapprocher d'une association de généalogie. Je comprends qu'il est inutile d'insister, que je n'aurai pas le texte intégral de l'acte et avant même d'envoyer un courriel à l'Association socioculturelle de Blendecques qu'elle me recommande, je cherche ce que peut être un fossé de mi-lune. Le Larousse du début du XXè siècle qui me vient de mes grands-parents, Élisée et Pauline, me révèle qu'en architecture militaire, « la demi-lune (et non le mi-lune) a la forme d'un angle aigu, plus ou moins ouvert, d'abord demi-circulaire, d'où son nom. » Il ajoute « Les fossés des places fortes sont quelquefois pleins d'eau... Certains fossés peuvent être inondés à volonté...d'une largeur...jusqu'à 30 ou 40 mètres. »
Le fossé de la demi-lune renvoie donc aux fortifications de St-Omer. Les bribes de l'acte de décès soulèvent de nouvelles interrogations: St-Omer est -elle bien fortifiée en cette fin du XVIIIè siècle? Que va faire Charles sur les remparts de St-Omer, alors qu'il travaille à Blendecques? Est-ce dans le cadre de son travail qu'il s'y rend? Si Mme le Conservateur en Chef avait fait relever la profession de Charles... Elle n'indique pas non plus par qui il a été retrouvé noyé: des collègues de travail? des passants? des policiers? S'agit-il plutôt d'un accident?d'un suicide? d'un crime? Comment savoir?
Je demande donc à l'association de Blendecques la transcription complète de l'acte de décès. Trois jours plus tard, Mme Janine BERTHELOOT me donnera satisfaction. Voici l'acte complet, tel que j'en ai eu connaissance:
« Aujourd'hui vingt neuf frimaire troisième année de la république cinq heures après-midi en la maison commune de St-Omer, par devant moi officier public sont comparus pierre barrière brigadier des sergents de police et antoine duelbat sergent de police agé de 38 ans et demeurant en cette commune; lesquels ont déclaré que charles dubuis, jardinier et peigneur de laine domicilié à Blangy district de St-Pol travaillant dans la commune de Blendecques, époux de marguerite marie duhautoit est décédé noyé dans la fosse de la demi lune au dessus de la première barrière de la porte du brule, déposé dans la cour de cette maison commune d'après cette déclaration je me suis sur le champ rendu dans la cour et me suis assuré de la mort et est dressé le présent acte que j'ai signé avec les comparus, cabaret officier public. »
Les différences avec les premières indications données par les courriers précédents sont minimes: Marie Marguerite est devenue Marguerite Marie; DUAUTOIT est écrit ici avec un H; le fossé de mi-lune devient la fosse de la demi lune. L'acte reste donc à lire, comme toujours, mais nous disposons maintenant de tous les éléments. Claude FLOURE, le président de l'Association de Blendecques, me précise que « St-Omer était fortifiée, le démantèlement des fortifications date de la fin du XIXè siècle. Le plan relief de 1757, en cours de restauration, doit être de nouveau installé au musée des Invalides en 2005. »
Revenons à l'analyse de l'acte de décès:
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-le 29 frimaire an III du calendrier républicain correspond à la date du 19 décembre 1794 du calendrier grégorien. C'est un vendredi.
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-la qualité des comparants, le brigadier et un sergent, indique que l'affaire a été prise au sérieux dans la municipalité audomaroise. Y a-t-il eu enquête de police ou s'est-on contenté d'identifier le cadavre? A-t-on gardé la trace d'éventuels écrits? Voilà ce qu'il faut encore découvrir.
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-Charles est dit jardinier et peigneur de laine, travaillant à Blendecques; à Blangy, il était ménager et peigneur de laine. Pourquoi a-t-il quitté son petit domaine? Il est vrai qu'à l'approche de l'hiver celui-ci ne requiert pas beaucoup de soin.
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- Sa présence à St-Omer, à la fin de l'automne, n'est pas élucidée: suicide, meurtre, accident ?
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-Il serait aussi intéressant de savoir d'où vient l'eau qui alimente les fossés. S'agit-il de l'Aa qui naît sur le plateau artésien et arrose Blendecques avant St-Omer? Si tel est le cas, on pourrait émettre la conjecture d'un accident survenu au cours de son travail de jardinier à Blendecques, et d'un corps retrouvé noyé dans le fossé de la demi-lune, à deux ou trois kilomètres de là.
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-Mais Charles est « décédé noyé dans la fosse de la demi-lune au dessus de la barrière de la porte du brule » Que signifient exactement ces indications précises? Permettent-elles de garder l'hypothèse d'un corps à la dérive? A défaut de connaître le plan, on doit surseoir à toute conclusion.
Je recours une nouvelle fois au président de l'association de Blendecques pour lui demanders'il existe des vestiges de la porte du Brûle malgré le démantèlement des fortifications, et s'il se pourrait que les comparants, brigadier et sergent, aient rédigé un rapport sur les circonstances étranges de la mort de Charles DUBUIS. Une telle pièce pourrait-elle se trouver dans les archives de St-Omer? Mais, cela fait deux mois que j'ai posé ces questions qui restent aujourd'hui en ce début du mois d'août 2004 sans réponses.
C'est pourquoi je prends la décision de renouer le contact avec Mme le Conservateur en chef.
Le 5 août 2004, je lui demande si une enquête a été diligentée dont les archives de St-Omer auraient conservé la trace puisque les circonstances de la mort de Charles sont étranges: accident, suicide ou meurtre? Le 31 août, j'apprends en réponse que le fonds d'archives ne comprend pas les comptes rendus de police. C'est pourquoi je m'adresse alors aux Archives départementales du Pas -de-Calais et en l'espace de quatre jours, j'obtiens une réponse de son directeur, M. IUNG. Une longue réponse où il m'expose que le juge de paix était à l'époque révolutionnaire chargé de l'enquête initiale pour toutes les affaires criminelles. Mais les archives de la justice de paix de St-Omer sont encore en désordre et en attente de classement. Le directeur décide cependant d'y jeter un coup d'oeil et , par chance, comme il le dit lui-même, il trouve un procès-verbal d'examen du corps d'un noyé en date du 28 frimaire an III, soit la veille de l'inscription du décès de Charles sur l'état civil de St-Omer. Il me joint la photocopie des six pages du procès-verbal dont je vais vous faire la lecture avant de vous le commenter.
TRANSCRIPTION
Procès-verbal d'examen d'un corps en date du 28 frimaire an III.
Justice de paix de St-Omer
L'an trois de la republique francaise une et indivisible Le vingt huit frimaire onze heures du matin
Nous Louis joseph auguste Deschamps juge de paix de la première section de la commune de St omer et commissaire de police de seureté, y demeurant section A rue de six fontaines n°13
Sur l'avis que nous a été donné quil existe le cadavre dun homme qu'on dit etre noyé a la porte du Brulle cidevant St michel en cette commune
Etant accompagné
des citoyens jacques magnier notre secretaire greffier de jean Billeau, marchand et paul francois Martel aussi marchand et notables demeurans en cette commune dont nous avons requis L'assistance a L'effet d'etre en leur présence procedé aux opérations ci après Dont nous Leur avons fait connoitre lobget
et du citoyen jean baptiste vandamme officier de santé attaché à la commune y demeurant Section C rue de la convention n°10 aussi requis de se trouver audit lieu pour y visiter la personne morte rappellé cidessus lequel officier de santé a pretté en nos mains le serment de proceder a ladite visite et de déclarer verité
nous sommes transportés a la porte ditte du brulle près du fossé de la demi lune au dessus de la premiere barriere ou etant accompagné que dessus nous avons trouvé sur le bord dudit fossé un cadavre dhomme agé d environ cinquante cinq ans revetu d'un habit de drap jaune une veste bleue doublé de meme un vieux pantalon de siamoise rayé en bleue des souilliers de lisiere et un chapeau retroussé
ayant fait fouiller dans ses poches avons trouvé un étuit de pipe un couteau pliant a manche de corne, et deux boucles a jartiere de composition,
nous n'avons eu aucune reconnaissance de l'indentité de la personne morte, personne n'ayant pu la reconnaître nous avons requis ledit citoyen vandamme d'en faire la visite a linstant a quoi procedant ledit officier a remarqué et dit mort noyé sans lui avoir trouvé aucune blessure qui puisse indiquer que le quidam soit mort de maladie ou de tout autre mort violente
ce fait Est comparu le citoyen pierre joseph francois Dupont cordonnier demeurant en cette commune agé de vingt neuf ans lequel a declaré que ce matin vers le neuf heures et demi du matin ayant vu du monde assemblé audessus deladite barriere quil y fut et vit ledit cadavre dans le fossé rappelle cidessus la tete au dessus de leau et son chapeau a peu de distance de lui qu'il aida a le retirer de leau et deposa ledit cadavre sur le bord du fossé lequel fait declaration et resulte que le quidam n'a point eté homicidé mais quil est mort noyé et toutes les parties présentes signés notre present procés verbal
signés J B van Damme p Dupont j Billau pl fr martel Bouton
Et attendu que ledit cadavre n'a pu etre reconnu et quil est de toute necessité de constater de son etat et de l'indentité de sa personne avons ordonné quil serait transporté sur le champ dans la cour de la commune pour y etre et y rester pour y etre reconnu sil est possible Et i etant deposé l'avons fait fouiller de nouveau et avons trouvé dans ses poches des assignats enveloppés dans un morceau de papier de differentes valeur scavoir un de dix livres deux de cinquante sous, deux de quinze sous et trois de dix sous formant ensemble une somme de dix huit livres sur lequel papier etait ecrit des notes concus en ce terme memoire des journées concernant la manufacture du citoyen ridon fª (?) et citoyen si vous voulez avoir de lhuile a Blendecque il faut mettre trois cent livres et tandez quinze jours des nouvelles sitot Signé cretien Briche que nous avons paraphé ne varieture un couteau courbe dit de jardinier une roette au (?) taralauffa (?) un istrument de fer servant a peigner laine un vieux porte feuille et un boulet de fiselle
En consequence attendu que la cause de la mort est connu et que tout autres recherche a cet egard serait inutile nous avons declaré que rien ne s'oppose a ce que ledit cadavre fut inhumé suivant les formes ordinaires reconnaissance prealable faite dicelui sil se peut les effets trouvé sur ledit cadavre ont eté deposé au greffe de notre juridiction et remis a notre secretaire greffier qui s'en est chargé jusqua ce quil en soit autrement ordonné et a signé j Magnier
ainsi fait les jour mois et an que dessus Deschamps
en marge :
procès verbal de (?) du 28 frimaire 3è année
fait l'expedition et remis a la commune de St omer le 29 frimaire 3è année
N°2
Ce document est précieux et riche à plus d'un titre. Il nous renseigne sur le fonctionnement de la justice de paix, nous donne des précisions sur les lieux du drame, nous décrit les vêtements du noyé (sans faire son signalement malheureusement), nous détaille l'argent, les objets et outils qu'il portait sur lui. Les papiers retrouvés dans ses poches permettent d'avancer dans l'explication de sa présence à St-Omer. Concluant à l'absence de blessure du quidam, il rejette l'idée d'une mort violente. Enfin , bien que l'identification du corps se soit avérée impossible, nous acquérons la certitude absolue qu'il s'agit bien de notre ancêtre puisqu'au cours de la deuxième fouille, il est trouvé un « mémoire des journées » de travail à Blendecques et des « outils » de jardinier. Le lieu de décès est identique dans le procès-verbal du 28 et sur l'acte de décès du 29 frimaire. M. IUNG arrive à la même conclusion, ajoutant que le noyé a été « probablement reconnu par sa famille après la clôture du procès-verbal par le juge de paix, ses proches s'étonnant certainement de ne pas le voir reparaître après une course à St-Omer ». Sur ce dernier point, je ne suis pas d'accord. Essayons de reconstituer l'histoire de Charles:il s'est rendu seul à St-Omer, sinon l'identification n'aurait pas posé problème. Le voyage remonte à quelques jours ou quelques semaines plus tôt. Se faisant embaucher comme jardinier, il projetait quelque achat (de l'huile) avant de rentrer au pays. Et ce qui a vraisemblablement permis son identification, ce sont les indications contenues dans la lettre qu'il portait sur lui : la manufacture du citoyen Ridon à Blendecques où il travaillait, peut-être le nom de Chrétien Briche. Même si le juge ne le précise pas, il a pu envoyer une personne à la manufacture distante de deux kilomètres environ pour obtenir la certitude que le corps qu'il avait devant lui était bien celui de l'employé Dubuis. Ou bien, si le juge ne l'a pas fait, les collègues de Charles se sont peut-être inquiétés de son absence et, apprenant la nouvelle d'une noyade, ils se sont peut-être rendus eux-mêmes à St-Omer pour en avoir le coeur net. Quant à sa famille et à ses enfants, même prévenus le 28, ils n'auraient jamais pu parcourir la quarantaine de kilomètres séparant Blangy de St-Omer pour venir reconnaître le corps et assister à l'enterrement. De plus, la famille n'aurait pas déformé le patronyme comme cela a été fait sur l'acte de décès . Elle n'a d'ailleurs jamais su , comme je l'ai dit, la date, même approximative , de son décès.
Examinons maintenant plus en détails les enseignements contenus dans le texte du procès-verbal.
Commençons par la justice de paix. Les institutions judiciaires de l'Ancien Régime étaient particulièrement complexes et critiquées, pour le nombre excessif de leurs degrés de juridiction, la multiplicité extraordinaire des tribunaux, l'imprécision des limites de leurs attributions respectives, les complications de la procédure, la durée presque indéfinie des procès et les exactions des gens de justice, ainsi que le rappelle Marcel Marion dans son Dictionnaire des institutions de la France des XVIIè et XVIIIè siècles. C'est pourquoi , par la loi des 16 et 24 août 1790, l'Assemblée constituante réorganise l'appareil judiciaire. La justice de paix en devient le premier degré, chargé des affaires civiles. Il y a désormais un juge de paix par canton, ici Louis Joseph Auguste DESCHAMPS et deux prud'hommes, ses assesseurs, Jean BRISSEAU et Paul François MARTEL, des notables de St-Omer. Tous trois se rendent sur les lieux en compagnie du greffier Jacques MAGNIER et de l'officier de santé Jean Baptiste VANDAMME chargé d'examiner le corps. Un témoin, Pierre Joseph François DUPONT qui avait aidé à retirer le corps de l'eau, sera entendu sur place. Rapidement l'enquête conclut à l'absence d'homicide ,ni traces de coups, ni blessures n'ayant été relevées sur le corps. Mais comme le cadavre n'est pas identifié, le juge décide de l'exposer dans la cour de la maison commune où la petite troupe se rend aussitôt. Est-ce un élément nouveau, ou une discussion qui conduit le juge à ordonner une seconde « fouille » des poches du cadavre? Le corps sera exposé là plus de vingt-quatre heures, un temps suffisant qui permettra son identification. Le fait ne sera pas consigné en annexe sur le procès-verbal et l'enquête paraît définitivement close. Il n'est pas impossible , cependant , que dans la fameuse liasse non classée de laquelle M. IUNG a exhumé le procès-verbal, soit retrouvé le témoignage qui a permis l'identification.
M.IUNG ajoute que « les découvertes de cadavres de noyés dans les nombreux fossés de citadelles et de places fortes étaient fréquentes, les naturels du pays étant manifestement assez mauvais nageurs, parce que les officiers de santé certifient souvent la mort naturelle, c'est-à-dire non criminelle ».
Passons maintenant aux lieux. Les indications concernant les lieux où s'est noué le drame sont les mêmes que celles portées sur l'acte de décès, à ceci près que la porte du Brulle se nommait « ci-devant St-Michel ». Cela a son importance car c'est la référence à la porte St-Michel qu'il faudra trouver sur le plan-relief qui date d'avant la période révolutionnaire. Quand le juge et ses assesseurs se déplacent, le cadavre, retiré de l'eau par des passants, a été déposé sur le bord du fossé, au-dessus de la première barrière: là encore, une reproduction sur papier du plan-relief permettra sans doute de mieux comprendre les lieux. En attendant d'y avoir accès, une recherche entreprise sur les fortifications ou citadelles bâties ou remaniées par Vauban me fait avancer dans ce domaine: ainsi, sur un schéma des fortifications classiques (éditions Larousse), voit-on les demi-lunes entourées de fossés et au sud le chemin qui conduit hors de la ville ; il traverse la première enceinte, passe sous la demi-lune puis emprunte le pont-levis et débouche sur l'enceinte extérieure de la cité.
La reproduction de la Porte Dauphine à Blaye, en Gironde, est, jusqu'à présent,le document le plus précis dont je dispose (la photographie provient du livre de Nicolas Faucherre, Places fortes, bastion du pouvoir, Edition Rempart, 1989). On y découvre nettement l'enceinte fortifiée avec sa porte , ainsi que le chemin qui enjambe le fossé pour conduire à la demi-lune et enfin le pont. A noter également le corps de garde d'avancée, placé en avant-poste sur la demi-lune. Ce bâtiment abritait les troupes de gardes.
Troisième document, le plan ancien de St-Omer qui n'est pas d'un grand secours (Musée de l'hôtel Sandelin, sans date). Si l'on y repère les fortifications et les demi-lunes, à l'ouest et au sud, on n'y voit pas les chemins qui permettent de sortir de la ville.
Pour imaginer le parcours de Charles, il faut partir de la « chambre » qu'il avait sans doute louée à l'intérieur des remparts de St-Omer. Prenant de bon matin le chemin qui menait hors de la ville, Charles n'alla pas jusqu'à la porte du Brulle où il se serait dirigé, au-delà, vers ce qu'on appelait à l'époque « la chaussée ferrée » qui l'aurait conduit à Blendecques et qui était encore l'hiver 1790 « d'un difficile accès ». Sur la carte de Cassini, datée des années 1770, la chaussée est parfaitement visible au sud de St-Omer.
On vient d'imaginer Charles sur la route de Blendecques, on peut aussi s'efforcer de le voir dans ses habits décrits sans luxe de détails mais de façon suggestive par le juge de paix. Au passage, on pourra regretter qu'il n'ait pas pris le soin de donner le signalement de l'homme étendu devant lui: dans le procès-verbal, rien sur la taille, la corpulence, la forme du visage. Dommage! Tout au plus apprend-on que Charles fait plus que son âge: 55 ans , âge approximatif comme souvent au XVIIIè siècle, alors qu'il n'en a que 48 et demi.
S'il n'est pas décrit physiquement, les vêtements le sont avec une précision toute relative.
Commençons par le chapeau qui flottait à côté du corps (ce qui a son importance, et j'y reviendrai). Il est dit retroussé. C'est le bord du chapeau qui l'est. Cette forme particulière s'appelle le retroussis. Aucune notation sur la couleur, rien n'empêche de l'imaginer noir ou marron. Rien non plus sur la matière.
Il est utile pour comprendre les vêtements qu'il porte de reprendre une histoire du costume, celle de François Boucher (Flammarion, 1965) par exemple. Au XVIIIè siècle, l'habit masculin comporte trois pièces. Le vêtement de dessus s'appelle le justaucorps; celui de dessous, la veste et la culotte couvre les pudenda et les jambes jusqu'aux genoux. Peu à peu, l'habitude est prise de nommer habit le seul justaucorps dont le nom s'efface vers 1770. Charles portait donc selon l'usage un habit dont la couleur du drap nous étonne. Couleur voyante, le jaune était obtenu par décoction du curcuma, ou par la gaude pour le jaune vif ou par le crocus sativa pour le jaune foncé. Peut-être son habit , comme le dit Littré, était -il ouvert par devant et à basques plus ou moins larges. On ne sait. Quant à la veste bleue doublée de même, d'après le texte, elle semble bien portée sous l'habit. Créée vers 1670, la veste, d'abord masculine, dépassait de peu la taille à la fin du règne de Louis XV en 1774, et elle était dépourvue de manches à cause du rétrécissement de celles de l'habit. C'est alors qu'elle prend le nom de gilet (qui entre au Dictionnaire de l'Académie en 1762). Charles, ne portant pas de gilet, n'est donc pas « à la mode ». Littré précise que la veste était à quatre pans, les deux de devant ayant des poches.
Le pantalon, lui, est usé. Non l'habit, ni la veste. Il est fait de siamoise. Mise à l'honneur sous Louis XIV par des ambassadeurs du Roi de Siam débarquant à Marseille en 1684, l'étoffe de leurs habits rayés, appelée bientôt la siamoise, à l'origine de soie et de coton , fit fureur en Provence avant que la mode gagnât Paris. Rouen et le Pays de Caux se mirent à fabriquer des siamoises de coton bon marché et « ces rouenneries font partie du costume paysan de la France entière jusqu'au XIXè siècle »(Michel Bichau in En jupon piqué et robe d'indienne, Jeanne Laffitte, 1987, cité dans Histoire technique et morale du vêtement de Maguelonne Toussaint- Samat, Bordas, 1990). Relevons encore que le pantalon est assorti à la veste puisqu'il est rayé de bleu, sans que la seconde couleur, probablement écrue, soit mentionnée.
Passons maintenant à la jarretière, accessoire aussi bien féminin que masculin. Il s'agit d'un ruban ou d'un lien pour faire tenir ses bas au-dessus ou au-dessous du genou. Les boucles dont il est question servaient à fixer et à orner la jarretière. Si elles sont dites de composition, cela veut dire qu'elles ont été fabriquées par l'intéressé et non achetées. Charles, au moment de sa mort, les avait dans une poche. Le seul fait qu'il en disposait signifie que le pantalon s'arrêtait au genou et qu'il portait des bas.
Terminons par les souliers de lisière. Au cours de mes recherches, je n'ai pas trouvé l'expression telle quelle. Comme on le sait, la lisière désigne le bord d'une étoffe, mais aussi une étoffe rude au toucher et de très faible largeur, en forme de tresse. On fabriquait ainsi des chaussons de lisière, tressés sur l'empeigne. Littré précise aussi qu'il existait « le soulier en chausson », un soulier avec une simple semelle. Résumons-nous sur ce point: il semble que l'expression soulier de lisière soit créée à partir des deux expressions attestées, soulier en chausson et chausson de lisière. Charles possède des chaussures simples, tressées, peu adéquates en cette fin d'automne sur des chemins détrempés ou bien verglacés.
Une information supplémentaire m'arrive du Musée international de la chaussure ouvert à Romans sur Isère. Dans la Grande Encyclopédie, dirigée par Marcelin Berthelot, Paris, H. Lamirault et Cie, 1885-1892, à l'article « chausson », j'extrais ce qui suit: « On fabrique également des chaussons qui sont plutôt des pantoufles, au moyen de petites lanières, ou de lacets de fil ou de coton, que l'on entrelace de manière à en faire un véritable tissu, sur une forme de cordonnier qui sert de moule au chausson, auquel on adapte ensemble une semelle en cuir de buffle, et que l'on double souvent en laine. » Et l'auteur de l'article d'ajouter que le chausson peut servir de pantoufles, ou se porter dans des sabots. Faut-il penser que Charles allait en sabots sur les chemins de l'Artois? Il est possible que les dits sabots soient restés au fond du fossé, mais pourquoi dire alors qu'il porte des souliers et non des chaussons? Le problème reste entier...
Ainsi vêtu, Charles porte , pour ses déplacements comme pour le travail, un costume voyant , jaune et bleu, à rayures, assez éloigné de celui des fédérés marseillais à carmagnole (ou veste courte) , pantalon rayé bleu et rouge et bonnet phrygien.
Abordons les effets découverts dans les poches au cours des deux fouilles. Objets usuels et même outils. Détaillons. Tout d'abord, un étui de pipe. La pipe elle-même n'a bien sûr pas été retrouvée. Était-elle du modèle que celles que l'on fabriquait à St-Omer, à la manufacture Fiolet, si renommée qu'elle concurrençait les exportations allemandes, hollandaises et anglaises? Le musée de l'hôtel Sandelin abrite une belle collection de pipes de cette manufacture qui employait quelque 500 ouvriers en 1789. Avec l'étui de pipe, sont mentionnés un couteau pliant à manche de corne et un second, dit de jardinier. Pour sa nouvelle profession, Charles a l'usage de la roette ou rouette. C'est une branche menue et flexible dont on fait un lien pour serrer les fagots. Quant au nom de taralauffa, son sens , probablement local, m'échappe. Le boulet de ficelle ou pelote renvoie aussi mais pas uniquement au métier de jardinier. Il est ici utile de préciser que jusqu'en 1939, à St-Omer, le nom de jardinier désigne un maraîcher qui travaille dans les hortillonnages. Et l'instrument de fer servant à peigner la laine est tout simplement un peigne. Il atteste que Charles n'exerçait pas seulement à St-Omer la profession de jardinier, ce que l'on savait déjà par son acte de décès. Il reste le vieux « porte feuille », pourtant propre à serrer des papiers, qui semble n'en comporter aucun.
Charles détenait encore sur lui, enveloppés dans du papier, des assignats de différentes valeurs, pour un total de 18 livres. Créé en 1789 par la mise à disposition de la nation des biens du clergé, l'assignat a cours de monnaie l'année suivante, et connaît une dépréciation rapide et dramatique, dont sont victimes les classes populaires, pour reprendre les termes d'Albert Soboul dans La Révolution française (Arthaud, 1982). Les ouvriers payés en papier-monnaie voient leur pouvoir d'achat baisser. En janvier 1793, l'assignat tombe à 50% de sa valeur nominale. Le peuple bouge, se révolte. En juin 1793, à Paris, la livre de veau a augmenté de 90% et celle de boeuf de 136%. Face à une situation qui se dégrade, le pouvoir prend le décret du maximum des grains et des farines, puis des denrées de première nécessité et des salaires . On adopte les prix moyens de 1790 augmentés d'un tiers ou d'un demi, mais les difficultés d'application sont immenses. Les grèves sont réprimées, la banqueroute n'est pas loin. La chute de Robespierre et de ses partisans en thermidor an II (juillet 1794) voit le retour à la liberté économique qui renchérit le coût de la vie: la crise est alors effroyable. Soboul parle de « la misère indicible des masses populaires ». La vie de Charles s'achève dans un contexte de chaos économique où l'assignat ne vaut plus en décembre 1794 que 20% de sa valeur initiale . L'idéal de Jean-Jacques Rousseau , dans le Contrat social, de l'homme vivant de son travail, sans rien devoir à personne, s'est bien éloigné...
C'est dans cette conjoncture que notre Charles a quitté son village natal où la condition de ménager-peigneur de laine est sans doute devenue très difficile pour nourrir une femme et trois enfants âgés de 21, 13 et 10 ans. Tenter sa chance à la ville a dû paraître à ses yeux mieux qu'un pis-aller. Dans la manufacture Ridon, il continuerait à pratiquer son métier de peigneur de laine et deviendrait aussi jardinier, une seconde activité qu'en tant que ménager, il ne devait pas manquer d'exercer à Blangy. Que pouvait-il bien gagner à la journée? Pour la fin de l'année 1794, période qui nous intéresse, le journalier du Nord de la France touche trois livres par journée de travail, quatre fois plus qu'en 1790, alors que le prix du quintal de blé passe de 12 à 73 livres dans le même temps, soit six fois plus, signe d'une inflation monstrueuse.
Il est bon de revenir au texte du procès-verbal. Je le cite à nouveau:
«les assignats enveloppés dans un morceau de papier... sur lequel était écrit des notes concus en ce terme memoire des journees concernant la manufacture du citoyen ridon et citoyen si vous voulez avoir de lhuile a Blendecque il faut mettre trois cent livres et tandez quinze jours. »
Examinons les questions que pose cet extrait:
1- Il n'y a malheureusement aucune précision sur les journées travaillées par Charles à la manufacture Ridon. On aurait pu connaître le nombre d'heures, de jours, le salaire etc... Regrets.
2- Charles travaille dans cette entreprise mais je n'ai pas réussi jusqu'à présent à savoir ce qu'elle produisait.
3- Pourquoi trouve-t-on sur le même papier et à la suite le mémoire et un billet commençant par: « citoyen si vous voulez de l'huile »? Un lien est à établir entre les deux: est-ce que Charles pour son travail chez Ridon est payé en nature (de l'huile en l'occurrence)? C'est une pratique courante entre 1793 et 1796 de payer les ouvriers en nature (blé, savon, huile, vin par exemple) dans le cadre d'une économie de troc qui s'est généralisée, instituant un véritable marché parallèle. Mais le fait de devoir « mettre « trois cents livres écarte cette hypothèse du troc. Dès lors, nous pouvons nous demander s'il y a un rapport entre Chrétien BRICHE et la manufacture RIDON d'une part, entre l'huile et la manufacture d'autre part .
4- Et de quelle huile parle BRICHE? Olive, noix, lin, colza? Écartons tout de suite l'olive méditerranéenne, l'huile de noix est peu vraisemblable, le Nord n'étant pas propice au noyer. Écartons aussi le lin dont l'huile est utilisée en peinture, la graine comme la farine le sont en pharmacie. Il reste le colza, appelé aussi chou-colza comme le dit son étymologie hollandaise, qui sert exclusivement à l'éclairage domestique.
5- Autre difficulté: il est impossible de trouver le prix d'un litre d'huile en décembre 1794, et bien sûr de savoir combien Charles aurait obtenu de litres pour 300 livres. Rappelons qu'un journalier moyen mettrait cent jours pour gagner une telle somme. Charles, ayant deux activités, aurait peut-être mis soixante-quinze jours. Quoi qu'il en soit, on imagine que cela représente un nombre de litres important, supérieur à la consommation familiale.
6- Charles serait-il aussi, comme on le disait à l'époque un « marchand -trafiquant » d'un marché parallèle? Cela peut paraître une conclusion audacieuse mais n'oublions pas le contexte économique et social de son déplacement à Saint-Omer.
7- Émettons une dernière hypothèse, un peu farfelue, à vrai dire. Comme le mémoire et le billet ne sont pas datés, rien n'interdit de penser que Charles avait déjà fait affaire et qu'il était sur le point de regagner ses pénates... avec les fameux litres d'huile. Un vieux bonhomme, seul sur le chemin, quelle aubaine pour un voyou qui le pousse à l'eau et s'empare de son huile!
Il reste à examiner le travail du citoyen Vandamme, l'officier de santé. L'examen qu'il opère sur le corps intervient après la première fouille des poches. Son but est d'obtenir « une reconnaissance de l'indentité de la personne morte ». La procédure que suit l'officier n'est pas décrite et nous n'aurons droit qu'à sa conclusion: l'homme est « mort noyé sans lui avoir trouvé aucune blessure qui puisse indiquer que le quidam soit mort de maladie ou de tout autre mort violente ». Et le juge entérinera cette conclusion à la fin du procès-verbal: « la cause de la mort est connue, tout autre recherche à cet égard serait inutile ». Si le juge est dans le domaine de la certitude, nous sommes, nous qui lisons son acte, dans celui de l'incertitude. A quel examen l'officier de santé a-t-il procédé? A un examen sommaire, semble-t-il. A-t-il dénudé le cadavre pour constater d'éventuelles blessures sur le thorax, par exemple, occasionnées par une chute ou des coups reçus? Rien n'est dit là-dessus et le travail de Vandamme paraît très succinct. Nous ne saurons pas si le visage a les traits boursouflés d'un noyé. Quant au corps, est-il gonflé d'eau? On peut penser que, si cela avait été le cas, le fait aurait été consigné, tant il aurait été patent. Un point sur lequel Vandamme se trompe lourdement, c'est quand il soutient que le quidam n'est pas mort de maladie. Or, un infarctus massif ou une rupture d'anévrisme entraînent une mort subite sans signes cliniques nettement visibles. Si la défaillance éventuelle de Charles le surprend au bord du fossé, le corps, à l'instant même, a peut-être basculé dans l'eau. Un accident de santé brutal et définitif est possible. Par ailleurs, la chute accidentelle dans l'eau glacée de ce petit matin obscur de décembre (les hivers sont très froids dans la seconde moitié du XVIIIè siècle, rappelle E. Le Roy Ladurie dans son Histoire du climat depuis l'an mil, Champs Flammarion, 2001), cette chute a pu provoquer une mort par hypothermie. Dans les deux cas que je viens d'évoquer, le corps tombé mort dans l'eau et le corps saisi mortellement par l'eau glacée, le cadavre reste en surface parce que les poumons n'ont pas inhalé d'eau. Or, rappelons-nous, le cordonnier a bien signalé avoir vu une tête émergée du fossé , le chapeau flottant à son côté. Un chapeau, d'ailleurs, que l'on imagine mal flotter depuis des jours sans que personne n'ait eu l'idée de le récupérer avec une gaffe.
Résumons-nous: ni meurtre ni assassinat ne peuvent être retenus: pas de blessures visibles, pas de traces de sang. Faisons confiance à Vandamme là-dessus. Pas de scène de crime, ni de motif crapuleux puisque une petite somme d'argent est sortie des poches du cadavre. L'hypothèse du suicide, évoquée plus haut, apparaît comme improbable: malgré les vicissitudes du moment, Charles a des projets, un but en venant à la ville. On ne voit pas pourquoi il renoncerait à la vie. La chute accidentelle, suivie d'une mort par hypothermie est possible, d'autant que Charles connaissait mal le secteur peu ou pas éclairé et peut-être rendu glissant par le mauvais temps. Un malaise cardiaque précédant la chute dans le fossé est possible aussi: ce serait alors une conjonction de faits particulièrement malencontreuse. Corps tombé à l'eau suite à une glissade ou un déséquilibre, ou bien à un accident de santé fatal, quoi qu'il en soit, le corps a séjourné peu de temps dans l'eau du fossé. En témoignent le mémoire et le billet de Briche dont les textes parfaitement lisibles n'ont pas été délavés par une imbibition prolongée.
En conclusion , Charles DEBUICHE est décédé de mort subite, selon toute vraisemblance, au petit matin du 28 frimaire an III, alors qu'il se rendait sur son lieu de travail.
Janvier 2005. J'arrive enfin à mettre la main sur une histoire de St Omer, celle qui a été publiée sous la direction d'Alain Derville en 1985 aux Presses Universitaires de Lille. Parmi les historiens , je retrouve le nom de Martine Le Maner, la conservatrice déjà citée... Cet ouvrage, qui n'est pas très riche sur le plan iconographique pour ce qui nous concerne, apporte cependant quelques précisions sur les problèmes soulevés. D'abord sur l'origine du nom Brulle. Ce nom, provenant du latin broilium, désignait une pâture enclose. La porte du Brulle était au Moyen Age l'une des quatre grandes portes de la ville avec celles du Haut-Pont, de la Boulnizienne et de Ste -Croix. La paroisse qui la jouxtait était celle de St-Michel (d'où la référence à la porte « ci-devant St-Michel » dans le procès-verbal). Avec la barbacane du Colhof, la paroisse St-Michel disparaît en 1565, rasée dans le but d'élargir les fossés . Les historiens expliquent que pour contrer la puissance de l'artillerie on construit, à partir du XVIè siècle des ouvrages extérieurs et des demi-lunes, passant ainsi d'un système de défense vertical à un système de défense horizontal. Ces remparts qui enserrent St-Omer dans « un corset de pierres et de briques » seront démantelés entre 1892 et 1895, une seule section sera sauvegardée, qui correspond à l'actuel jardin public.
Sur l'année 1794 à St-Omer, le livre cité confirme ce que j'ai dit : flambée des prix à cause de la suppression du Maximum, délation, peur, hiver rigoureux, difficultés frumentaires: tout concourt à faire de cette année une annus horribilis avec ses 2100 morts, trois fois plus que la moyenne des années précédentes.
Juillet 2005. Le travail de recherche n'est pas tout à fait terminé. Dressons la liste de ce qu'il faut encore chercher ou approfondir:
1- lire l'acte de décès de Charles aux Archives départementales.
2- chercher dans la fameuse liasse non classée des Archives de la Justice de paix de St-Omer s'il existe un acte de reconnaissance de « l'indentité » de Charles.
3- identifier l'activité de la manufacture Ridon où travaillait Charles.
4- obtenir une reproduction du plan-relief de St-Omer pour localiser exactement la porte du Brulle et la première barrière, théâtre de l'accident mortel.